Dans les yeux de Farah

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A un an près, elle a l’âge de ma fille aînée. On pourrait se fondre dans le bleu de ses grands yeux. On y décèle encore un peu l’innocence de l’enfance sur un « selfie » qu’elle utilise pour illustrer son compte twitter. Pourtant, à 16 ans, Farah Baker, à l’heure où beaucoup d’ados passent leurs temps à « geeker » pour regarder nombre d’inepties sur le net, « tweet-live » et utilise les réseaux sociaux pour décrire l’enfer qui se vit sous ses fenêtres brisées à Gaza, son quotidien.

Farah l’affiche : elle a peur de mourir d’une minute à l’autre et à 16 ans, elle a déjà survécu à 3 guerres. Elle n’en peut plus et estime que c’est assez. Elle veut interpeller le monde pour lui faire comprendre l’horreur qui se vit chez elle, sa terreur absolue, et celle de sa famille. Elle ambitionne, dit-elle, de faire des études de droit, pour changer tout cela. Si elle survit.

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Que Farah soit musulmane n’a pas d’importance pour moi. Elle aurait pu être juive, bouddhiste, catholique … ou de n’importe quel pays du monde en guerre, elle m’aurait émue de la même façon.

Elle ne vit pas son adolescence. Elle n’en a ni l’occasion, ni les moyens, ni le temps. Elle tente, comme beaucoup d’anonymes, son père, neuro chirurgien, sa mère et ses sœurs de 14 et 6 ans, de survivre à une guerre stratégique où d’un côté comme de l’autre, les civils ne sont que des pions que l’on déplace au gré des stratégies militaires.

Ironie du sort, dans son appartement de la bande de Gaza, continuellement ébranlé par les bombes et le bourdonnement des drones, elle est en passe de devenir un reporter de guerre à part entière, remarquée par les médias partout dans le monde. A près de 108 000 abonnés sur Twitter, Farah relate quasiment heure par heure, une guerre qui s’est intensifiée ces trois dernières semaines, laissant déjà 1 200 morts du côté palestinien dont les trois-quarts sont des civils.

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Ni arabe, ni juive, ni politologue, à des milliers de kilomètres de ce conflit né bien avant ma propre naissance, j’ai le sentiment de n’avoir aucun droit de me positionner pour un camp ou un autre.

Je suis impuissante. Cela ne m’empêche pas de ressentir de la compassion pour cette jeune fille et tous les innocents qui vivent le même sort.

La compassion ? Un mot que beaucoup ont oublié, cette vertu par laquelle je suis portée à percevoir ou ressentir la souffrance des autres, et qui me donne le sentiment d’être poussée à y remédier.

Est-ce si fou que d’aspirer à ce que les innocents puissent vivre en paix ?

Le monde doit cesser d’être spectateur.
De tous bords confondus, la logique humaniste voudrait que nous nous insurgions devant les massacres de civils et d’enfants fussent-ils arabes ou juifs.

La seule réflexion qui me vient en prenant conscience de cette guerre, c’est qu’elle n’a aucun sens même si chacune des parties a la conviction que ses revendications sont légitimes.

Elle est l’horreur, la quintessence même de ce que l’homme, censé être doté d’intelligence, peut infliger à sa propre espèce, le pire de ce qui le constitue aussi : la Haine.

A cet instant, ma fille aînée de 15 ans, paisiblement allongée sur son lit, écoute de la musique.
Ma benjamine déboule en larmes dans mon bureau, me disant qu’elle a chaud et que ce n’est pas juste parce que les voisins se baignent et qu’elle, n’a pas de piscine et que TOUT LE MONDE en a.

Qu’est-ce qui est vraiment juste ?
Je souris faiblement, la prend dans mes bras, lui dit combien elle a de la chance et lui raconte avec des mots adaptés à ses huit ans l’histoire de la jeune Farah qui elle, est bien loin de toutes ces considérations.

Il est 17h30 à Gaza, soit une heure de plus qu’en France.
Ma fille m’appelle car elle souhaite à présent goûter.
Je me demande ce qu’est en train de faire cette jeune fille qui vit à plus de 3 300 kilomètres de chez moi.

Les hommes sont devenus fous.

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Mes savons ont une âme

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Certains ont leur Madeleine de Proust, moi j’ai mes savons du souvenir et j’y tiens.
A chaque fois que j’utilise les toilettes dites « publiques » de notre maison, la Casa Madre, (comprenez celles du rez-de-chaussée à usage des invités), ils sont là, sous mes yeux et je ne peux m’empêcher de me demander si leur fabriquant est toujours en vie, s’il a fermé ou dû abandonner derrière lui des milliers de ces petits cubes odorants, s’il a encore du stock ou s’il pourra assurer sa production annuelle qui devrait démarrer en cette période et durer deux mois avant le traditionnel séchage qui prend presque une année.
Bref, à chaque fois que j’utilise mes lavabos, j’admire mes savons d’Alep et leurs jolies formes et c’est la GUERRE en Syrie qui me saute au visage.
Avant, le savon d’Alep, cela m’évoquait seulement l’antiquité, l’origine du savon dur, l’Orient, le Hammam, les mille et une nuits, l’huile d’olive et de baies de laurier et cette texture un peu grasse qui fait sa renommée internationale de par ses qualités hydratantes et apaisantes. Mais ça, c’était avant.
A présent, ce savon m’évoque aussi les violents combats entre les rebelles de l’Armée Syrienne Libre (ASL) et les forces gouvernementales qui ont lieu à Alep depuis plus de quatre mois, la peur, les planques, le sang, les pilonnages, le rationnement, les voies d’exportation désormais totalement coupées vers le nord (kurde) de l’Irak et vers la France, tout comme les échanges financiers que notre pays a désormais totalement interdit depuis janvier au nom du droit à la démocratie pour les syriens.
Et ces petites entreprises où l’on se transmet l’art de la saponification de père en fils ? Celles-là mêmes où l’on découpe encore manuellement ces petits cubes qui atteriront dans nos parapharmacies puis dans nos salles de bains et qui ont séché dans des tours à l’abri du soleil, survivront t-elles à tout cela ?
Beaucoup ont fermé mais d’autres se battent pour faire face aux effets pervers de la guerre (augmentation vertigineuse du coût de la matière première, manque de main d’œuvre, difficulté à trouver des emballages de qualité). Malgré tout, le savon d’Alep a toujours existé et certains importateurs français, persuadés que ce produit ancestral survivra à la guerre n’abandonnent pas ces producteurs de concentré de vraies valeurs et utilisent le système D pour continuer leurs échanges commerciaux. Oui mais, pour combien de temps ?
La semaine dernière je me baladais dans une grande enseigne de décoration et je me suis arrêtée net au rayon salle de bain/cosmétiques : tous leurs savons d’Alep étaient bradés à -80%. J’ai acheté le peu qu’il restait en rayon. A la caisse, j’ai demandé à la caissière ce qu’Alep évoquait pour elle. Elle a haussé les épaules et m’a répondu : « ben, du savon ».
Alors, on s’en lave les mains ou pas ?

Pour découvrir la fabrication du savon d’Alep vous pouvez visionner la vidéo suivante :
Merci Saryane !